En août 1914, suite à la mobilisation, les usines sont rapidement vidées de tout leur personnel utilisable. Quelques rares professions bénéficient d’un sursis d’appel, comme les boulangers. Mais seuls 11000 ouvriers professionnels astreints au service militaire en sont dispensés. C’est une catastrophe pour la production, y compris celle de munitions, à tel point que, le 24 septembre 1914, le général Joffre télégraphie aux généraux commandant les armées : « Si consommation [de munitions] continue même taux, impossible de continuer guerre faute de munitions dans quinze jours »[1] !
Pour produire plus, le gouvernement doit prendre des mesures. Albert Thomas est chargé du dossier dès octobre 1914. On fait appel aux femmes, aux prisonniers de guerre, aux travailleurs coloniaux… Et de la fin de l’année 1914 à la fin de l’année 1915, 500 000 ouvriers sont rappelés du front. Ces derniers deviennent des mobilisés spécialistes : ils conservent leur statut militaire mais sont affectés aux usines de guerre. C’est le cas de Georges Dehuysser, soldat dionysien de la classe 1912. Mobilisé d’abord dans l’infanterie, il est employé à l’usine Delaunay-Belleville de Saint-Denis à partir de décembre 1914, avant de retourner au front au printemps 1918.
Ces ouvriers de la Défense nationale ont un statut envié, qui les maintient éloignés du front, loin des balles et des obus. Les patrons, qui ont le droit de désigner nominativement leur personnel, sont soupçonnés de favoritisme. Un correspondant de Maurice Barrès s’insurge par exemple contre l’emploi de « faux métallurgistes comme dans cette usine de Saint-Denis dont quinze ouvriers seulement sur cent cinquante sont du métier, les autres étant bouchers, rentiers, ou bonnetiers ! » [2]
Les mobilisés spécialistes sont pourtant surveillés. Deux lois sont successivement votées pour mieux lutter contre les embusqués, ces « planqués » qui échappent aux tranchées : la loi Dalbiez, en 1915, puis la loi Mourier en 1917. Des contrôles ont lieu régulièrement. En juillet 1915, le caporal Paupy fait ainsi des déclarations mensongères pour être affecté aux établissements Frissonnet, aciérie dionysienne. Il ne put y travailler qu’une heure avant d’être démasqué et renvoyé au front !
Pourtant le statut des affectés spéciaux est-il si enviable ? Même vêtus d’habits civils, ils doivent porter constamment un insigne distinctif ou une coiffure militaire. Ils ne peuvent accéder aux débits de boisson qu’aux heures où les militaires y sont autorisés. Et leurs conditions de travail ne sont pas toutes roses, comme en témoigne Georges Dehuysser : à l’usine Delaunay-Belleville, les ouvriers font les 2/12. Ils travaillent la nuit, n’ont pas de dimanche. Quant à l’exercice du droit de grève, il est bien sûr interdit.
Voici un montage réalisé à partir de quelques extraits du témoignage de Georges Dehuysser, ouvrier dionysien interrogé en compagnie de sa femme Suzanne. Blessé sur le front en septembre 1914, il profite de sa convalescence à Saint-Denis pour travailler chez Delaunay-Belleville, où il est ensuite mobilisé.
[1] Cité par Rémy PORTE dans son ouvrage La Mobilisation industrielle, 14-18 Éditions, 2006, p. 61.
[2] Charles RIDEL, Les Embusqués, Paris, 2007, p. 46.
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Le héron dit :
4 Août 2015
Ce billet évoque Maurice Barrès. Maurice Barrès est un des écrivains du nationalisme français. Pour lui, la nation, c’est « la terre et les morts ». La guerre « nationale » régénère les hommes. Elle est source d’énergie.
Maurice Barrès justifiera sans relâche la beauté morale et la nécessité de la guerre dans les colonnes de L’Echo de Paris. Et cela, chaque jour, pendant 4 ans, tout au long de la guerre de 14. Romain Rolland, écrivain pacifiste, l’appellera le « rossignol des carnages ».
Dans les tranchées, les discours patriotiques venus de l’arrière, comme les siens, sont bien sûr insupportables. Pour Jean Cocteau, un autre écrivain, les articles de Maurice Barrès dans L’Écho de Paris étaient pour tous les poilus « un thème de rire et de rage ». Il l’écrit, du front, dans une lettre à sa mère.